Résumédu document. Ce texte est un extrait de l'ouvrage "La pensée et le mouvant" de Bergson qui est une oeuvre testamentaire (c'est un recueil) de la part de l'auteur, décrivant à la fois l'itinéraire du philosophe et s'interrogeant sur la méthode à tenir. Cet extrait se situe plus particuliÚrement dans l'introduction II, De la
Quel est lâobjet de lâart ? Si la rĂ©alitĂ© venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immĂ©diate avec les choses et avec nous-mĂȘmes, je crois bien que lâart serait inutile, ou plutĂŽt que nous serions tous artistes, car notre Ăąme vibrerait alors continuellement Ă lâunisson de la nature. Nos yeux, aidĂ©s de notre mĂ©moire, dĂ©couperaient dans lâespace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptĂ©s dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos Ăąmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mĂ©lodie ininterrompue de notre vie intĂ©rieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela nâest perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile sâinterpose, voile Ă©pais pour le commun des hommes, voile lĂ©ger, presque transparent, pour lâartiste et le poĂšte. Quelle fĂ©e a tissĂ© ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitiĂ© ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous apprĂ©hendions les choses dans le rapport quâelles ont Ă nos besoins. Vivre consiste Ă agir. Vivre, câest nâaccepter des objets que lâimpression utile pour y rĂ©pondre par des rĂ©actions appropriĂ©es les autres impressions doivent sâobscurcir ou ne nous arriver que confusĂ©ment. Je regarde et je crois voir, jâĂ©coute et je crois entendre, je mâĂ©tudie et je crois lire dans le fond de mon cĆur. Mais ce que je vois et ce que jâentends du monde extĂ©rieur, câest simplement ce que mes sens en extraient pour Ă©clairer ma conduite ; ce que je connais de moi-mĂȘme, câest ce qui affleure Ă la surface, ce qui prend part Ă lâaction. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la rĂ©alitĂ© quâune simplification pratique. Dans la vision quâils me donnent des choses et de moi-mĂȘme, les diffĂ©rences inutiles Ă lâhomme sont effacĂ©es, les ressemblances utiles Ă lâhomme sont accentuĂ©es, des routes me sont tracĂ©es Ă lâavance oĂč mon action sâengagera. Ces routes sont celles oĂč lâhumanitĂ© entiĂšre a passĂ© avant moi. Les choses ont Ă©tĂ© classĂ©es en vue du parti que jâen pourrai tirer. Et câest cette classification que jâaperçois, beaucoup plus que la couleur et la forme des choses. Sans doute lâhomme est dĂ©jĂ trĂšs supĂ©rieur Ă lâanimal sur ce point. Il est peu probable que lâĆil du loup fasse une diffĂ©rence entre le chevreau et lâagneau ; ce sont lĂ , pour le loup, deux proies identiques, Ă©tant Ă©galement faciles Ă saisir, Ă©galement bonnes Ă dĂ©vorer. Nous faisons, nous, une diffĂ©rence entre la chĂšvre et le mouton ; mais distinguons-nous une chĂšvre dâune chĂšvre, un mouton dâun mouton ? LâindividualitĂ© des choses et des ĂȘtres nous Ă©chappe toutes les fois quâil ne nous est pas matĂ©riellement utile de lâapercevoir. Et lĂ mĂȘme oĂč nous la remarquons comme lorsque nous distinguons un homme dâun autre homme, ce nâest pas lâindividualitĂ© mĂȘme que notre Ćil saisit, câest-Ă -dire une certaine harmonie tout Ă fait originale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront la reconnaissance pratique. BERGSON, Le rire, chapitre III, I, §16 Questions dâexplication Notre perception de la rĂ©alitĂ© est-elle celle dâun artiste ? Identifiez le type dâargument utilisĂ© par Bergson et reformulez-le. Selon Bergson, est-il vital de percevoir le rĂ©el tel quâil est ? Expliquez son raisonnement. Notre perception du monde est-elle plutĂŽt individuelle ou gĂ©nĂ©rique ? Justifiez. Une explication orale proposĂ©e par Ivo, Nina, Paloma, Emma, Mathis & Claire TL, 2018 Une explication orale proposĂ©e par LĂ©a & Lola TESL, 2019 Extrait suivant dans lâoeuvre Retour Ă lâoeuvre complĂšte
lapensée et le mouvant explication de texte. November 16, 2021; classement national des cabinets d'expertise comptable 2020
IIILE POSSIBLE ET LE RĂEL Essai publiĂ© dans la revue suĂ©doise Nordisk Tidskriften novembre 1930[1]. Je voudrais revenir sur un sujet dont jâai dĂ©jĂ parlĂ©, la crĂ©ation continue dâimprĂ©visible nouveautĂ© qui semble se poursuivre dans lâunivers. Pour ma part, je crois lâexpĂ©rimenter Ă chaque instant. Jâai beau me reprĂ©senter le dĂ©tail de ce qui va mâarriver combien ma reprĂ©sentation est pauvre, abstraite, schĂ©matique, en comparaison de lâĂ©vĂ©nement qui se produit ! La rĂ©alisation apporte avec elle un imprĂ©visible rien qui change tout. Je dois, par exemple, assister Ă une rĂ©union ; je sais quelles personnes jây trouverai, autour de quelle table, dans quel ordre, pour la discussion de quel problĂšme. Mais quâelles viennent, sâassoient et causent comme je mây attendais, quâelles disent ce que je pensais bien quâelles diraient lâensemble me donne une impression unique et neuve, comme sâil Ă©tait maintenant dessinĂ© dâun seul trait original par une main dâartiste. Adieu lâimage que je mâen Ă©tais faite, simple juxtaposition, figurable par avance, de choses dĂ©jĂ connues ! Je veux bien que le tableau nâait pas la valeur artistique dâun Rembrandt ou dâun Velasquez il est tout aussi inattendu et, en ce sens, aussi original. On allĂ©guera que jâignorais le dĂ©tail des circonstances, que je ne disposais pas des personnages, de leurs gestes, de leurs attitudes, et que, si lâensemble mâapporte du nouveau, câest quâil me fournit un surcroĂźt dâĂ©lĂ©ments. Mais jâai la mĂȘme impression de nouveautĂ© devant le dĂ©roulement de ma vie intĂ©rieure. Je lâĂ©prouve, plus vive que jamais, devant lâaction voulue par moi et dont jâĂ©tais seul maĂźtre. Si je dĂ©libĂšre avant dâagir, les moments de la dĂ©libĂ©ration sâoffrent Ă ma conscience comme les esquisses successives, chacune seule de son espĂšce, quâun peintre ferait de son tableau et lâacte lui-mĂȘme, en sâaccomplissant, a beau rĂ©aliser du voulu et par consĂ©quent du prĂ©vu, il nâen a pas moins sa forme originale. â Soit, dira-t-on ; il y a peut-ĂȘtre quelque chose dâoriginal et dâunique dans un Ă©tat dâĂąme ; mais la matiĂšre est rĂ©pĂ©tition ; le monde extĂ©rieur obĂ©it Ă des lois mathĂ©matiques ; une intelligence surhumaine, qui connaĂźtrait la position, la direction et la vitesse de tous les atomes et Ă©lectrons de lâunivers matĂ©riel Ă un moment donnĂ©, calculerait nâimporte quel Ă©tat futur de cet univers, comme nous le faisons pour une Ă©clipse de soleil ou de lune. â Je lâaccorde, Ă la rigueur, sâil ne sâagit que du monde inerte, et bien que la question commence Ă ĂȘtre controversĂ©e, au moins pour les phĂ©nomĂšnes Ă©lĂ©mentaires. Mais ce monde nâest quâune abstraction. La rĂ©alitĂ© concrĂšte comprend les ĂȘtres vivants, conscients, qui sont encadrĂ©s dans la matiĂšre inorganique. Je dis vivants et conscients, car jâestime que le vivant est conscient en droit ; il devient inconscient en fait lĂ oĂč la conscience sâendort, mais, jusque dans les rĂ©gions oĂč la conscience somnole, chez le vĂ©gĂ©tal par exemple, il y a Ă©volution rĂ©glĂ©e, progrĂšs dĂ©fini, vieillissement, enfin tous les signes extĂ©rieurs de la durĂ©e qui caractĂ©rise la conscience. Pourquoi dâailleurs parler dâune matiĂšre inerte oĂč la vie et la conscience sâinsĂ©reraient comme dans un cadre ? De quel droit met-on lâinerte dâabord ? Les anciens avaient imaginĂ© une Ăme du Monde qui assurerait la continuitĂ© dâexistence de lâunivers matĂ©riel. DĂ©pouillant cette conception de ce quâelle a de mythique, je dirais que le monde inorganique est une sĂ©rie de rĂ©pĂ©titions ou de quasi-rĂ©pĂ©titions infiniment rapides qui se somment en changements visibles et prĂ©visibles. Je les comparerais aux oscillations du balancier de lâhorloge celles-ci sont accolĂ©es Ă la dĂ©tente continue dâun ressort qui les relie entre elles et dont elles scandent le progrĂšs ; celles-lĂ rythment la vie des ĂȘtres conscients et mesurent leur durĂ©e. Ainsi, lâĂȘtre vivant dure essentiellement ; il dure, justement parce quâil Ă©labore sans cesse du nouveau et parce quâil nây a pas dâĂ©laboration sans recherche, pas de recherche sans tĂątonnement. Le temps est cette hĂ©sitation mĂȘme, ou il nâest rien du tout. Supprimez le conscient et le vivant et vous ne le pouvez que par un effort artificiel dâabstraction, car le monde matĂ©riel, encore une fois, implique peut-ĂȘtre la prĂ©sence nĂ©cessaire de la conscience et de la vie, vous obtenez en effet un univers dont les Ă©tats successifs sont thĂ©oriquement calculables dâavance, comme les images, antĂ©rieures au dĂ©roulement, qui sont juxtaposĂ©es sur le film cinĂ©matographique. Mais alors, Ă quoi bon le dĂ©roulement ? Pourquoi la rĂ©alitĂ© se dĂ©ploie-t-elle ? Comment nâest-elle pas dĂ©ployĂ©e ? Ă quoi sert le temps ? Je parle du temps rĂ©el, concret, et non pas de ce temps abstrait qui nâest quâune quatriĂšme dimension de lâespace[2]. Tel fut jadis le point de dĂ©part de mes rĂ©flexions. Il y a quelque cinquante ans, jâĂ©tais fort attachĂ© Ă la philosophie de Spencer. Je mâaperçus, un beau jour, que le temps nây servait Ă rien, quâil ne faisait rien. Or ce qui ne fait rien nâest rien. Pourtant, me disais-je, le temps est quelque chose. Donc il agit. Que peut-il bien faire ? Le simple bon sens rĂ©pondait le temps est ce qui empĂȘche que tout soit donnĂ© tout dâun coup. Il retarde, ou plutĂŽt il est retardement. Il doit donc ĂȘtre Ă©laboration. Ne serait-il pas alors vĂ©hicule de crĂ©ation et de choix ? Lâexistence du temps ne prouverait-elle pas quâil y a de lâindĂ©termination dans les choses ? Le temps ne serait-il pas cette indĂ©termination mĂȘme ? Si telle nâest pas lâopinion de la plupart des philosophes, câest que lâintelligence humaine est justement faite pour prendre les choses par lâautre bout. Je dis lâintelligence, je ne dis pas la pensĂ©e, je ne dis pas lâesprit. Ă cĂŽtĂ© de lâintelligence il y a en effet la perception immĂ©diate, par chacun de nous, de sa propre activitĂ© et des conditions oĂč elle sâexerce. Appelez-la comme vous voudrez ; câest le sentiment que nous avons dâĂȘtre crĂ©ateurs de nos intentions, de nos dĂ©cisions, de nos actes, et par lĂ de nos habitudes, de notre caractĂšre, de nous-mĂȘmes. Artisans de notre vie, artistes mĂȘme quand nous le voulons, nous travaillons continuellement Ă pĂ©trir, avec la matiĂšre qui nous est fournie par le passĂ© et le prĂ©sent, par lâhĂ©rĂ©ditĂ© et les circonstances, une figure unique, neuve, originale, imprĂ©visible comme la forme donnĂ©e par le sculpteur Ă la terre glaise. De ce travail et de ce quâil a dâunique nous sommes avertis, sans doute, pendant quâil se fait, mais lâessentiel est que nous le fassions. Nous nâavons pas Ă lâapprofondir ; il nâest mĂȘme pas nĂ©cessaire que nous en ayons pleine conscience, pas plus que lâartiste nâa besoin dâanalyser son pouvoir crĂ©ateur ; il laisse ce soin au philosophe, et se contente de crĂ©er. En revanche, il faut que le sculpteur connaisse la technique de son art et sache tout ce qui sâen peut apprendre cette technique concerne surtout ce que son Ćuvre aura de commun avec dâautres ; elle est commandĂ©e par les exigences de la matiĂšre sur laquelle il opĂšre et qui sâimpose Ă lui comme Ă tous les artistes ; elle intĂ©resse, dans lâart, ce qui est rĂ©pĂ©tition ou fabrication, et non plus la crĂ©ation mĂȘme. Sur elle se concentre lâattention de lâartiste, ce que jâappellerais son intellectualitĂ©. De mĂȘme, dans la crĂ©ation de notre caractĂšre, nous savons fort peu de chose de notre pouvoir crĂ©ateur pour lâapprendre, nous aurions Ă revenir sur nous-mĂȘmes, Ă philosopher, et Ă remonter la pente de la nature, car la nature a voulu lâaction, elle nâa guĂšre pensĂ© Ă la spĂ©culation. DĂšs quâil nâest plus simplement question de sentir en soi un Ă©lan et de sâassurer quâon peut agir, mais de retourner la pensĂ©e sur elle-mĂȘme pour quâelle saisisse ce pouvoir et capte cet Ă©lan, la difficultĂ© devient grande, comme sâil fallait invertir la direction normale de la connaissance. Au contraire, nous avons un intĂ©rĂȘt capital Ă nous familiariser avec la technique de notre action, câest-Ă -dire Ă extraire, des conditions oĂč elle sâexerce, tout ce qui peut nous fournir des recettes et des rĂšgles gĂ©nĂ©rales sur lesquelles sâappuiera notre conduite. Il nây aura de nouveautĂ© dans nos actes que grĂące Ă ce que nous aurons trouvĂ© de rĂ©pĂ©tition dans les choses. Notre facultĂ© normale de connaĂźtre est donc essentiellement une puissance dâextraire ce quâil y a de stabilitĂ© et de rĂ©gularitĂ© dans le flux du rĂ©el. Sâagit-il de percevoir ? La perception se saisit des Ă©branlements infiniment rĂ©pĂ©tĂ©s qui sont lumiĂšre ou chaleur, par exemple, et les contracte en sensations relativement invariables ce sont des trillions dâoscillations extĂ©rieures que condense Ă nos yeux, en une fraction de seconde, la vision dâune couleur. Sâagit-il de concevoir ? Former une idĂ©e gĂ©nĂ©rale est abstraire des choses diverses et changeantes un aspect commun qui ne change pas ou du moins qui offre Ă notre action une prise invariable. La constance de notre attitude, lâidentitĂ© de notre rĂ©action Ă©ventuelle ou virtuelle Ă la multiplicitĂ© et Ă la variabilitĂ© des objets reprĂ©sentĂ©s, voilĂ dâabord ce que marque et dessine la gĂ©nĂ©ralitĂ© de lâidĂ©e. Sâagit-il enfin de comprendre ? Câest simplement trouver des rapports, Ă©tablir des relations stables entre des faits qui passent, dĂ©gager des lois opĂ©ration dâautant plus parfaite que la relation est plus prĂ©cise et la loi plus mathĂ©matique. Toutes ces fonctions sont constitutives de lâintelligence. Et lâintelligence est dans le vrai tant quâelle sâattache, elle amie de la rĂ©gularitĂ© et de la stabilitĂ©, Ă ce quâil y a de stable et de rĂ©gulier dans le rĂ©el, Ă la matĂ©rialitĂ©. Elle touche alors un des cĂŽtĂ©s de lâabsolu, comme notre conscience en touche un autre quand elle saisit en nous une perpĂ©tuelle efflorescence de nouveautĂ© ou lorsque, sâĂ©largissant, elle sympathise avec lâeffort indĂ©finiment rĂ©novateur de la nature. Lâerreur commence quand lâintelligence prĂ©tend penser un des aspects comme elle a pensĂ© lâautre, et sâemployer Ă un usage pour lequel elle nâa pas Ă©tĂ© faite. Jâestime que les grands problĂšmes mĂ©taphysiques sont gĂ©nĂ©ralement mal posĂ©s, quâils se rĂ©solvent souvent dâeux-mĂȘmes quand on en rectifie lâĂ©noncĂ©, ou bien alors que ce sont des problĂšmes formulĂ©s en termes dâillusion, et qui sâĂ©vanouissent dĂšs quâon regarde de prĂšs les termes de la formule. Ils naissent, en effet, de ce que nous transposons en fabrication ce qui est crĂ©ation. La rĂ©alitĂ© est croissance globale et indivisĂ©e, invention graduelle, durĂ©e tel, un ballon Ă©lastique qui se dilaterait peu Ă peu en prenant Ă tout instant des formes inattendues. Mais notre intelligence sâen reprĂ©sente lâorigine et lâĂ©volution comme un arrangement et un rĂ©arrangement de parties qui ne feraient que changer de place ; elle pourrait donc, thĂ©oriquement, prĂ©voir nâimporte quel Ă©tat dâensemble en posant un nombre dĂ©fini dâĂ©lĂ©ments stables, on sâen donne implicitement, par avance, toutes les combinaisons possibles. Ce nâest pas tout. La rĂ©alitĂ©, telle que nous la percevons directement, est du plein qui ne cesse de se gonfler, et qui ignore le vide. Elle a de lâextension, comme elle a de la durĂ©e ; mais cette Ă©tendue concrĂšte nâest pas lâespace infini et infiniment divisible que lâintelligence se donne comme un terrain oĂč construire. Lâespace concret a Ă©tĂ© extrait des choses. Elles ne sont pas en lui, câest lui qui est en elles. Seulement, dĂšs que notre pensĂ©e raisonne sur la rĂ©alitĂ©, elle fait de lâespace un rĂ©ceptacle. Comme elle a coutume dâassembler des parties dans un vide relatif, elle sâimagine que la rĂ©alitĂ© comble je ne sais quel vide absolu. Or, si la mĂ©connaissance de la nouveautĂ© radicale est Ă lâorigine des problĂšmes mĂ©taphysiques mal posĂ©s, lâhabitude dâaller du vide au plein est la source des problĂšmes inexistants. Il est dâailleurs facile de voir que la seconde erreur est dĂ©jĂ impliquĂ©e dans la premiĂšre. Mais je voudrais dâabord la dĂ©finir avec plus de prĂ©cision. Je dis quâil y a des pseudo-problĂšmes, et que ce sont les problĂšmes angoissants de la mĂ©taphysique. Je les ramĂšne Ă deux. Lâun a engendrĂ© les thĂ©ories de lâĂȘtre, lâautre les thĂ©ories de la connaissance. Le premier consiste Ă se demander pourquoi il y a de lâĂȘtre, pourquoi quelque chose ou quelquâun existe. Peu importe la nature de ce qui est dites que câest matiĂšre, ou esprit, ou lâun et lâautre, ou que matiĂšre et esprit ne se suffisent pas et manifestent une Cause transcendante de toute maniĂšre, quand on a considĂ©rĂ© des existences, et des causes, et des causes de ces causes, on se sent entraĂźnĂ© dans une course Ă lâinfini. Si lâon sâarrĂȘte, câest pour Ă©chapper au vertige. Toujours on constate, on croit constater que la difficultĂ© subsiste, que le problĂšme se pose encore et ne sera jamais rĂ©solu. Il ne le sera jamais, en effet, mais il ne devrait pas ĂȘtre posĂ©. Il ne se pose que si lâon se figure un nĂ©ant qui prĂ©cĂ©derait lâĂȘtre. On se dit il pourrait ne rien y avoir », et lâon sâĂ©tonne alors quâil y ait quelque chose â ou Quelquâun. Mais analysez cette phrase il pourrait ne rien y avoir ». Vous verrez que vous avez affaire Ă des mots, nullement Ă des idĂ©es, et que rien » nâa ici aucune signification. Rien » est un terme du langage usuel qui ne peut avoir de sens que si lâon reste sur le terrain, propre Ă lâhomme, de lâaction et de la fabrication. Rien » dĂ©signe lâabsence de ce que nous cherchons, de ce que nous dĂ©sirons, de ce que nous attendons. Ă supposer, en effet, que lâexpĂ©rience nous prĂ©sentĂąt jamais un vide absolu, il serait limitĂ©, il aurait des contours, il serait donc encore quelque chose. Mais en rĂ©alitĂ© il nây a pas de vide. Nous ne percevons et mĂȘme ne concevons que du plein. Une chose ne disparaĂźt que parce quâune autre lâa remplacĂ©e. Suppression signifie ainsi substitution. Seulement, nous disons suppression » quand nous nâenvisageons de la substitution quâune de ses deux moitiĂ©s, ou plutĂŽt de ses deux faces, celle qui nous intĂ©resse ; nous marquons ainsi quâil nous plaĂźt de diriger notre attention sur lâobjet qui est parti, et de la dĂ©tourner de celui qui le remplace. Nous disons alors quâil nây a plus rien, entendant par lĂ que ce qui est ne nous intĂ©resse pas, que nous nous intĂ©ressons Ă ce qui nâest plus lĂ ou Ă ce qui aurait pu y ĂȘtre. LâidĂ©e dâabsence, ou de nĂ©ant, ou de rien, est donc insĂ©parablement liĂ©e Ă celle de suppression, rĂ©elle ou Ă©ventuelle, et celle de suppression nâest elle-mĂȘme quâun aspect de lâidĂ©e de substitution. Il y a lĂ des maniĂšres de penser dont nous usons dans la vie pratique ; il importe particuliĂšrement Ă notre industrie que notre pensĂ©e sache retarder sur la rĂ©alitĂ© et rester attachĂ©e, quand il le faut, Ă ce qui Ă©tait ou Ă ce qui pourrait ĂȘtre, au lieu dâĂȘtre accaparĂ©e par ce qui est. Mais quand nous nous transportons du domaine de la fabrication Ă celui de la crĂ©ation, quand nous nous demandons pourquoi il y a de lâĂȘtre, pourquoi quelque chose ou quelquâun, pourquoi le monde ou Dieu existe et pourquoi pas le nĂ©ant, quand nous nous posons enfin le plus angoissant des problĂšmes mĂ©taphysiques, nous acceptons virtuellement une absurditĂ© ; car si toute suppression est une substitution, si lâidĂ©e dâune suppression nâest que lâidĂ©e tronquĂ©e dâune substitution, alors parler dâune suppression de tout est poser une substitution qui nâen serait pas une câest se contredire soi-mĂȘme. Ou lâidĂ©e dâune suppression de tout a juste autant dâexistence que celle dâun carrĂ© rond â lâexistence dâun son, flatus vocis, â ou bien, si elle reprĂ©sente quelque chose, elle traduit un mouvement de lâintelligence qui va dâun objet Ă un autre, prĂ©fĂšre celui quâelle vient de quitter Ă celui quâelle trouve devant elle, et dĂ©signe par absence du premier » la prĂ©sence du second. On a posĂ© le tout, puis on a fait disparaĂźtre, une Ă une, chacune de ses parties, sans consentir Ă voir ce qui la remplaçait câest donc la totalitĂ© des prĂ©sences, simplement disposĂ©es dans un nouvel ordre, quâon a devant soi quand on veut totaliser les absences. En dâautres termes, cette prĂ©tendue reprĂ©sentation du vide absolu est, en rĂ©alitĂ©, celle du plein universel dans un esprit qui saute indĂ©finiment de partie Ă partie, avec la rĂ©solution prise de ne jamais considĂ©rer que le vide de sa dissatisfaction au lieu du plein des choses. Ce qui revient Ă dire que lâidĂ©e de Rien, quand elle nâest pas celle dâun simple mot, implique autant de matiĂšre que celle de Tout, avec, en plus, une opĂ©ration de la pensĂ©e. Jâen dirais autant de lâidĂ©e de dĂ©sordre. Pourquoi lâunivers est-il ordonnĂ© ? Comment la rĂšgle sâimpose-t-elle Ă lâirrĂ©gulier, la forme Ă la matiĂšre ? DâoĂč vient que notre pensĂ©e se retrouve dans les choses ? Ce problĂšme, qui est devenu chez les modernes le problĂšme de la connaissance aprĂšs avoir Ă©tĂ©, chez les anciens, le problĂšme de lâĂȘtre, est nĂ© dâune illusion du mĂȘme genre. Il sâĂ©vanouit si lâon considĂšre que lâidĂ©e de dĂ©sordre a un sens dĂ©fini dans le domaine de lâindustrie humaine ou, comme nous disons, de la fabrication, mais non pas dans celui de la crĂ©ation. Le dĂ©sordre est simplement lâordre que nous ne cherchons pas. Vous ne pouvez pas supprimer un ordre, mĂȘme par la pensĂ©e, sans en faire surgir un autre. Sâil nây a pas finalitĂ© ou volontĂ©, câest quâil y a mĂ©canisme ; si le mĂ©canisme flĂ©chit, câest au profit de la volontĂ©, du caprice, de la finalitĂ©. Mais lorsque vous vous attendez Ă lâun de ces deux ordres et que vous trouvez lâautre, vous dites quâil y a dĂ©sordre, formulant ce qui est en termes de ce qui pourrait ou devrait ĂȘtre, et objectivant votre regret. Tout dĂ©sordre comprend ainsi deux choses en dehors de nous, un ordre ; en nous, la reprĂ©sentation dâun ordre diffĂ©rent qui est seul Ă nous intĂ©resser. Suppression signifie donc encore substitution. Et lâidĂ©e dâune suppression de tout ordre, câest-Ă -dire dâun dĂ©sordre absolu, enveloppe alors une contradiction vĂ©ritable, puisquâelle consiste Ă ne plus laisser quâune seule face Ă lâopĂ©ration qui, par hypothĂšse, en comprenait deux. Ou lâidĂ©e de dĂ©sordre absolu ne reprĂ©sente quâune combinaison de sons, flatus vocis, ou, si elle rĂ©pond Ă quelque chose, elle traduit un mouvement de lâesprit qui saute du mĂ©canisme Ă la finalitĂ©, de la finalitĂ© au mĂ©canisme, et qui, pour marquer lâendroit oĂč il est, aime mieux indiquer chaque fois le point oĂč il nâest pas. Donc, Ă vouloir supprimer lâordre, vous vous en donnez deux ou plusieurs. Ce qui revient Ă dire que la conception dâun ordre venant se surajouter Ă une absence dâordre » implique une absurditĂ©, et que le problĂšme sâĂ©vanouit. Les deux illusions que je viens de signaler nâen font rĂ©ellement quâune. Elles consistent Ă croire quâil y a moins dans lâidĂ©e du vide que dans celle du plein, moins dans le concept de dĂ©sordre que dans celui dâordre. En rĂ©alitĂ©, il y a plus de contenu intellectuel dans les idĂ©es de dĂ©sordre et de nĂ©ant, quand elles reprĂ©sentent quelque chose, que dans celles dâordre et dâexistence, parce quâelles impliquent plusieurs ordres, plusieurs existences et, en outre, un jeu de lâesprit qui jongle inconsciemment avec eux. Eh bien, je retrouve la mĂȘme illusion dans le cas qui nous occupe. Au fond des doctrines qui mĂ©connaissent la nouveautĂ© radicale de chaque moment de lâĂ©volution il y a bien des malentendus, bien des erreurs. Mais il y a surtout lâidĂ©e que le possible est moins que le rĂ©el, et que, pour cette raison, la possibilitĂ© des choses prĂ©cĂšde leur existence. Elles seraient ainsi reprĂ©sentables par avance elles pourraient ĂȘtre pensĂ©es avant dâĂȘtre rĂ©alisĂ©es. Mais câest lâinverse qui est la vĂ©ritĂ©. Si nous laissons de cĂŽtĂ© les systĂšmes clos, soumis Ă des lois purement mathĂ©matiques, isolables parce que la durĂ©e ne mord pas sur eux, si nous considĂ©rons lâensemble de la rĂ©alitĂ© concrĂšte ou tout simplement le monde de la vie, et Ă plus forte raison celui de la conscience, nous trouvons quâil y a plus, et non pas moins, dans la possibilitĂ© de chacun des Ă©tats successifs que dans leur rĂ©alitĂ©. Car le possible nâest que le rĂ©el avec, en plus, un acte de lâesprit qui en rejette lâimage dans le passĂ© une fois quâil sâest produit. Mais câest ce que nos habitudes intellectuelles nous empĂȘchent dâapercevoir. Au cours de la grande guerre, des journaux et des revues se dĂ©tournaient parfois des terribles inquiĂ©tudes du prĂ©sent pour penser Ă ce qui se passerait plus tard, une fois la paix rĂ©tablie. Lâavenir de la littĂ©rature, en particulier, les prĂ©occupait. On vint un jour me demander comment je me le reprĂ©sentais. Je dĂ©clarai, un peu confus, que je ne me le reprĂ©sentais pas. Nâapercevez-vous pas tout au moins, me dit-on, certaines directions possibles ? Admettons quâon ne puisse prĂ©voir le dĂ©tail ; vous avez du moins, vous philosophe, une idĂ©e de lâensemble. Comment concevez-vous, par exemple, la grande Ćuvre dramatique de demain ? » Je me rappellerai toujours la surprise de mon interlocuteur quand je lui rĂ©pondis Si je savais ce que sera la grande Ćuvre dramatique de demain, je la ferais. » Je vis bien quâil concevait lâĆuvre future comme enfermĂ©e, dĂšs alors, dans je ne sais quelle armoire aux possibles ; je devais, en considĂ©ration de mes relations dĂ©jĂ anciennes avec la philosophie, avoir obtenu dâelle la clef de lâarmoire. Mais, lui dis-je, lâĆuvre dont vous parlez nâest pas encore possible. » â Il faut pourtant bien quâelle le soit, puisquâelle se rĂ©alisera. » â Non, elle ne lâest pas. Je vous accorde, tout au plus, quâelle lâaura Ă©tĂ©. » â Quâentendez-vous par lĂ ? » â Câest bien simple. Quâun homme de talent ou de gĂ©nie surgisse, quâil crĂ©e une Ćuvre la voilĂ rĂ©elle et par lĂ mĂȘme elle devient rĂ©trospectivement ou rĂ©troactivement possible. Elle ne le serait pas, elle ne lâaurait pas Ă©tĂ©, si cet homme nâavait pas surgi. Câest pourquoi je vous dis quâelle aura Ă©tĂ© possible aujourdâhui, mais quâelle ne lâest pas encore. » â Câest un peu fort ! Vous nâallez pas soutenir que lâavenir influe sur le prĂ©sent, que le prĂ©sent introduit quelque chose dans le passĂ©, que lâaction remonte le cours du temps et vient imprimer sa marque en arriĂšre ? » â Cela dĂ©pend. Quâon puisse insĂ©rer du rĂ©el dans le passĂ© et travailler ainsi Ă reculons dans le temps, je ne lâai jamais prĂ©tendu. Mais quâon y puisse loger du possible, ou plutĂŽt que le possible aille sây loger lui-mĂȘme Ă tout moment, cela nâest pas douteux. Au fur et Ă mesure que la rĂ©alitĂ© se crĂ©e, imprĂ©visible et neuve, son image se rĂ©flĂ©chit derriĂšre elle dans le passĂ© indĂ©fini ; elle se trouve ainsi avoir Ă©tĂ©, de tout temps, possible ; mais câest Ă ce moment prĂ©cis quâelle commence Ă lâavoir toujours Ă©tĂ©, et voilĂ pourquoi je disais que sa possibilitĂ©, qui ne prĂ©cĂšde pas sa rĂ©alitĂ©, lâaura prĂ©cĂ©dĂ©e une fois la rĂ©alitĂ© apparue. Le possible est donc le mirage du prĂ©sent dans le passĂ© ; et comme nous savons que lâavenir finira par ĂȘtre du prĂ©sent, comme lâeffet de mirage continue sans relĂąche Ă se produire, nous nous disons que dans notre prĂ©sent actuel, qui sera le passĂ© de demain, lâimage de demain est dĂ©jĂ contenue quoique nous nâarrivions pas Ă la saisir. LĂ est prĂ©cisĂ©ment lâillusion. Câest comme si lâon se figurait, en apercevant son image dans le miroir devant lequel on est venu se placer, quâon aurait pu la toucher si lâon Ă©tait restĂ© derriĂšre. En jugeant dâailleurs ainsi que le possible ne prĂ©suppose pas le rĂ©el, on admet que la rĂ©alisation ajoute quelque chose Ă la simple possibilitĂ© le possible aurait Ă©tĂ© lĂ de tout temps, fantĂŽme qui attend son heure ; il serait donc devenu rĂ©alitĂ© par lâaddition de quelque chose, par je ne sais quelle transfusion de sang ou de vie. On ne voit pas que câest tout le contraire, que le possible implique la rĂ©alitĂ© correspondante avec, en outre, quelque chose qui sây joint, puisque le possible est lâeffet combinĂ© de la rĂ©alitĂ© une fois apparue et dâun dispositif qui la rejette en arriĂšre. LâidĂ©e, immanente Ă la plupart des philosophies et naturelle Ă lâesprit humain, de possibles qui se rĂ©aliseraient par une acquisition dâexistence, est donc illusion pure. Autant vaudrait prĂ©tendre que lâhomme en chair et en os provient de la matĂ©rialisation de son image aperçue dans le miroir, sous prĂ©texte quâil y a dans cet homme rĂ©el tout ce quâon trouve dans cette image virtuelle avec, en plus, la soliditĂ© qui fait quâon peut la toucher. Mais la vĂ©ritĂ© est quâil faut plus ici pour obtenir le virtuel que le rĂ©el, plus pour lâimage de lâhomme que pour lâhomme mĂȘme, car lâimage de lâhomme ne se dessinera pas si lâon ne commence par se donner lâhomme, et il faudra de plus un miroir. » Câest ce quâoubliait mon interlocuteur quand il me questionnait sur le théùtre de demain. Peut-ĂȘtre aussi jouait-il inconsciemment sur le sens du mot possible ». Hamlet Ă©tait sans doute possible avant dâĂȘtre rĂ©alisĂ©, si lâon entend par lĂ quâil nây avait pas dâobstacle insurmontable Ă sa rĂ©alisation. Dans ce sens particulier, on appelle possible ce qui nâest pas impossible et il va de soi que cette non-impossibilitĂ© dâune chose est la condition de sa rĂ©alisation. Mais le possible ainsi entendu nâest Ă aucun degrĂ© du virtuel, de lâidĂ©alement prĂ©existant. Fermez la barriĂšre, vous savez que personne ne traversera la voie il ne suit pas de lĂ que vous puissiez prĂ©dire qui la traversera quand vous ouvrirez. Pourtant du sens tout nĂ©gatif du terme possible » vous passez subrepticement, inconsciemment, au sens positif. PossibilitĂ© signifiait tout Ă lâheure absence dâempĂȘchement » ; vous en faites maintenant une prĂ©existence sous forme dâidĂ©e », ce qui est tout autre chose. Au premier sens du mot, câĂ©tait un truisme de dire que la possibilitĂ© dâune chose prĂ©cĂšde sa rĂ©alitĂ© vous entendiez simplement par lĂ que les obstacles, ayant Ă©tĂ© surmontĂ©s, Ă©taient surmontables[3]. Mais, au second sens, câest une absurditĂ©, car il est clair quâun esprit chez lequel le Hamlet de Shakespeare se fĂ»t dessinĂ© sous forme de possible en eĂ»t par lĂ créé la rĂ©alitĂ© câeĂ»t donc Ă©tĂ©, par dĂ©finition, Shakespeare lui-mĂȘme. En vain vous vous imaginez dâabord que cet esprit aurait pu surgir avant Shakespeare câest que vous ne pensez pas alors Ă tous les dĂ©tails du drame. Au fur et Ă mesure que vous les complĂ©tez, le prĂ©dĂ©cesseur de Shakespeare se trouve penser tout ce que Shakespeare pensera, sentir tout ce quâil sentira, savoir tout ce quâil saura, percevoir donc tout ce quâil percevra, occuper par consĂ©quent le mĂȘme point de lâespace et du temps, avoir le mĂȘme corps et la mĂȘme Ăąme câest Shakespeare lui-mĂȘme. Mais jâinsiste trop sur ce qui va de soi. Toutes ces considĂ©rations sâimposent quand il sâagit dâune Ćuvre dâart. Je crois quâon finira pas trouver Ă©vident que lâartiste crĂ©e du possible en mĂȘme temps que du rĂ©el quand il exĂ©cute son Ćuvre. DâoĂč vient donc quâon hĂ©sitera probablement Ă en dire autant de la nature ? Le monde nâest-il pas une Ćuvre dâart, incomparablement plus riche que celle du plus grand artiste ? Et nây a-t-il pas autant dâabsurditĂ©, sinon davantage, Ă supposer ici que lâavenir se dessine dâavance, que la possibilitĂ© prĂ©existait Ă la rĂ©alitĂ© ? Je veux bien, encore une fois, que les Ă©tats futurs dâun systĂšme clos de points matĂ©riels soient calculables, et par consĂ©quent visibles dans son Ă©tat prĂ©sent. Mais, je le rĂ©pĂšte, ce systĂšme est extrait ou abstrait dâun tout qui comprend, outre la matiĂšre inerte et inorganisĂ©e, lâorganisation. Prenez le monde concret et complet, avec la vie et la conscience quâil encadre ; considĂ©rez la nature entiĂšre, gĂ©nĂ©ratrice dâespĂšces nouvelles aux formes aussi originales et aussi neuves que le dessin de nâimporte quel artiste ; attachez-vous, dans ces espĂšces, aux individus, plantes ou animaux, dont chacun a son caractĂšre propre â jâallais dire sa personnalitĂ© car un brin dâherbe ne ressemble pas plus Ă un autre brin dâherbe quâun RaphaĂ«l Ă un Rembrandt ; haussez-vous, par-dessus lâhomme individuel, jusquâaux sociĂ©tĂ©s qui dĂ©roulent des actions et des situations comparables Ă celles de nâimporte quel drame comment parler encore de possibles qui prĂ©cĂ©deraient leur propre rĂ©alisation ? Comment ne pas voir que si lâĂ©vĂ©nement sâexplique toujours, aprĂšs coup, par tels ou tels des Ă©vĂ©nements antĂ©cĂ©dents, un Ă©vĂ©nement tout diffĂ©rent se serait aussi bien expliquĂ©, dans les mĂȘmes circonstances, par des antĂ©cĂ©dents autrement choisis â que dis-je ? par les mĂȘmes antĂ©cĂ©dents autrement dĂ©coupĂ©s, autrement distribuĂ©s, autrement aperçus enfin par lâattention rĂ©trospective ? Dâavant en arriĂšre se poursuit un remodelage constant du passĂ© par le prĂ©sent, de la cause par lâeffet. Nous ne le voyons pas, toujours pour la mĂȘme raison, toujours en proie Ă la mĂȘme illusion, toujours parce que nous traitons comme du plus ce qui est du moins, comme du moins ce qui est du plus. Remettons le possible Ă sa place lâĂ©volution devient tout autre chose que la rĂ©alisation dâun programme les portes de lâavenir sâouvrent toutes grandes ; un champ illimitĂ© sâoffre Ă la libertĂ©. Le tort des doctrines, â bien rares dans lâhistoire de la philosophie, â qui ont su faire une place Ă lâindĂ©termination et Ă la libertĂ© dans le monde, est de nâavoir pas vu ce que leur affirmation impliquait. Quand elles parlaient dâindĂ©termination, de libertĂ©, elles entendaient par indĂ©termination une compĂ©tition entre des possibles, par libertĂ© un choix entre les possibles, â comme si la possibilitĂ© nâĂ©tait pas créée par la libertĂ© mĂȘme ! Comme si toute autre hypothĂšse, en posant une prĂ©existence idĂ©ale du possible au rĂ©el, ne rĂ©duisait pas le nouveau Ă nâĂȘtre quâun rĂ©arrangement dâĂ©lĂ©ments anciens ! comme si elle ne devait pas ĂȘtre amenĂ©e ainsi, tĂŽt ou tard, Ă le tenir pour calculable et prĂ©visible ! En acceptant le postulat de la thĂ©orie adverse, on introduisait lâennemi dans la place. Il faut en prendre son parti câest le rĂ©el qui se fait possible, et non pas le possible qui devient rĂ©el. Mais la vĂ©ritĂ© est que la philosophie nâa jamais franchement admis cette crĂ©ation continue dâimprĂ©visible nouveautĂ©. Les anciens y rĂ©pugnaient dĂ©jĂ , parce que, plus ou moins platoniciens, ils se figuraient que lâĂtre Ă©tait donnĂ© une fois pour toutes, complet et parfait, dans lâimmuable systĂšme des IdĂ©es le monde qui se dĂ©roule Ă nos yeux ne pouvait donc rien y ajouter ; il nâĂ©tait au contraire que diminution ou dĂ©gradation ; ses Ă©tats successifs mesureraient lâĂ©cart croissant ou dĂ©croissant entre ce quâil est, ombre projetĂ©e dans le temps, et ce quâil devrait ĂȘtre, IdĂ©e assise dans lâĂ©ternitĂ© ; ils dessineraient les variations dâun dĂ©ficit, la forme changeante dâun vide. Câest le Temps qui aurait tout gĂątĂ©. Les modernes se placent, il est vrai, Ă un tout autre point de vue. Ils ne traitent plus le Temps comme un intrus, perturbateur de lâĂ©ternitĂ© ; mais volontiers ils le rĂ©duiraient Ă une simple apparence. Le temporel nâest alors que la forme confuse du rationnel. Ce qui est perçu par nous comme une succession dâĂ©tats est conçu par notre intelligence, une fois le brouillard tombĂ©, comme un systĂšme de relations. Le rĂ©el devient encore une fois lâĂ©ternel, avec cette seule diffĂ©rence que câest lâĂ©ternitĂ© des Lois en lesquelles les phĂ©nomĂšnes se rĂ©solvent, au lieu dâĂȘtre lâĂ©ternitĂ© des IdĂ©es qui leur servent de modĂšle. Mais, dans un cas comme dans lâautre, nous avons affaire Ă des thĂ©ories. Tenons-nous-en aux faits. Le Temps est immĂ©diatement donnĂ©. Cela nous suffit, et, en attendant quâon nous dĂ©montre son inexistence ou sa perversitĂ©, nous constaterons simplement quâil y a jaillissement effectif de nouveautĂ© imprĂ©visible. La philosophie y gagnera de trouver quelque absolu dans le monde mouvant des phĂ©nomĂšnes. Mais nous y gagnerons aussi de nous sentir plus joyeux et plus forts. Plus joyeux, parce que la rĂ©alitĂ© qui sâinvente sous nos yeux donnera Ă chacun de nous, sans cesse, certaines des satisfactions que lâart procure de loin en loin aux privilĂ©giĂ©s de la fortune ; elle nous dĂ©couvrira, par delĂ la fixitĂ© et la monotonie quây apercevaient dâabord nos sens hypnotisĂ©s par la constance de nos besoins, la nouveautĂ© sans cesse renaissante, la mouvante originalitĂ© des choses. Mais nous serons surtout plus forts, car Ă la grande Ćuvre de crĂ©ation qui est Ă lâorigine et qui se poursuit sous nos yeux nous nous sentirons participer, crĂ©ateurs de nous-mĂȘmes. Notre facultĂ© dâagir, en se ressaisissant, sâintensifiera. HumiliĂ©s jusque-lĂ dans une attitude dâobĂ©issance, esclaves de je ne sais quelles nĂ©cessitĂ©s naturelles, nous nous redresserons, maĂźtres associĂ©s Ă un plus grand MaĂźtre. Telle sera la conclusion de notre Ă©tude. Gardons-nous de voir un simple jeu dans une spĂ©culation sur les rapports du possible et du rĂ©el. Ce peut ĂȘtre une prĂ©paration Ă bien vivre. â Cet article Ă©tait le dĂ©veloppement de quelques vues prĂ©sentĂ©es Ă lâouverture du meeting philosophique » dâOxford, le 24 septembre 1920. En lâĂ©crivant pour la revue suĂ©doise Nordisk Tidskrift, nous voulions tĂ©moigner du regret que nous Ă©prouvions de ne pouvoir aller faire une confĂ©rence Ă Stockholm, selon lâusage, Ă lâoccasion du prix Nobel. Lâarticle nâa paru, jusquâĂ prĂ©sent, quâen langue suĂ©doise. â Nous avons montrĂ© en effet, dans notre Essai sur les donnĂ©es immĂ©diates de la conscience, Paris, 1889, p. 82, que le Temps mesurable pouvait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une quatriĂšme dimension de lâEspace ». Il sâagissait, bien entendu, de lâEspace pur, et non pas de lâamalgame Espace-Temps de la thĂ©orie de la RelativitĂ©, qui est tout autre chose. â Encore faut-il se demander dans certains cas si les obstacles ne sont pas devenus surmontables grĂące Ă lâaction crĂ©atrice qui les a surmontĂ©s lâaction, imprĂ©visible en elle-mĂȘme, aurait alors créé la surmontabilitĂ© ». Avant elle, les obstacles Ă©taient insurmontables, et, sans elle, ils le seraient restĂ©s.
BERGSON La pensée et le mouvant, 1934 Corrigé du sujet de l'extrait de Henri Bergon: Il est question dans ce texte de la vérité. ThÚse de l'auteur: La vérité est dite comme l'affirmation qui concorde avec la réalité. Or cette concordance n'est pas seulement une copie de la réalité. Henri Bergson (1859- 1941) a beaucoup écrit sur la vérité, et sur la durée. Il pense etre autre
Sujet corrigĂ© de l'Ă©preuve du BAC L 2009 de Philosophie Sujet de dissertation n°2 La langage trahit-il la pensĂ©e ? Analyse du sujet Il s'agit de s'interroger sur les rapports entre pensĂ©e et langage, avec comme prĂ©supposĂ© que la pensĂ©e est premiĂšre et que le langage ne serait que le moyen ou l'instrument de la rendre sensible. A partir d'expĂ©riences concrĂštes incomprĂ©hensions, malentendus, termes impropres Ă exprimer une idĂ©e,..., il faudra s'interroger sur les relations entre pensĂ©e et langage en dĂ©ployant les diffĂ©rents sens du terme trahir » s'agit-il de manquer Ă quelque chose que l'on devrait observer trahir un secret ? De tromper trahir quelqu'un intentionnellement, ou de rĂ©vĂ©ler ce qui est cachĂ© ou tu comme un sourire trahit une satisfaction intĂ©rieure Les meilleurs professeurs de Philosophie disponibles4,9 17 avis 1er cours offert !5 152 avis 1er cours offert !5 77 avis 1er cours offert !5 63 avis 1er cours offert !5 24 avis 1er cours offert !5 15 avis 1er cours offert !5 14 avis 1er cours offert !5 20 avis 1er cours offert !4,9 17 avis 1er cours offert !5 152 avis 1er cours offert !5 77 avis 1er cours offert !5 63 avis 1er cours offert !5 24 avis 1er cours offert !5 15 avis 1er cours offert !5 14 avis 1er cours offert !5 20 avis 1er cours offert !C'est partiProblĂšmes posĂ©s par le sujet Attention Ă ne pas rĂ©duire le sujet Ă peut-on penser sans le langage ? » ou le langage est-il second par rapport Ă la pensĂ©e ? » Les problĂšmes posĂ©s par le sujet renvoient au lien entre pensĂ©e et langage, en comprenant le langage au sens large, qu'il s'agisse du langage courant, du langage mathĂ©matique ou conceptuel, du langage artistique rappel on parle de systĂšme de communication par signaux chez les animaux, pas de langage du fait qu'il n'exprime pas de pensĂ©e Peut-on supposer une pensĂ©e parfaite, claire que le langage obscurcirait ? Si le langage peut trahir ma pensĂ©e, suffit-il de mieux exprimer ce que je conçois clairement ? N'est-il pas de l'essence mĂȘme de la pensĂ©e que de constituer par et dans le langage ? Annonce du plan La pensĂ©e comme travail de conception et d'intellection claire et distincte bute souvent sur la langage incapable de la retranscrire le langage me trompe I Un effort d'attention et de recherche de la vĂ©ritĂ© suffirait alors Ă produire un discours Ă©quivalent Ă une pensĂ©e II Mais il appartient Ă la nature de la pensĂ©e de ne pas exister sans langage, le langage rĂ©vĂšle alors la pensĂ©e III 1- Le langage, obstacle Ă l'expression correcte de la pensĂ©e A. Le langage trahit la pensĂ©e en manquant Ă son devoir de transcription fidĂšle des idĂ©es a expĂ©rience familiĂšre de malentendus Rappeler le double sens de malentendu mal exprimĂ© et mal compris. Les mots manquent pour exprimer une pensĂ©e pourtant claire Ă mon esprit. b le langage comme masque de la pensĂ©e cf .Descartes pour qui la cause d'erreurs vient de ce que les hommes donnent leur attention aux paroles plutĂŽt qu'aux choses et leur consentement Ă des termes qu'ils n'entendent point » Principes de la philosophie, §74 c distinction prĂ©sumĂ©e entre activitĂ© conceptuelle et transmission langagiĂšre Cf. le projet de Leibniz de langage universel oĂč les signes ne renverraient qu'Ă des formes conçues par l'entendement mal parler, ce n'est pas utiliser des mots de travers mais ne point y attacher d'idĂ©es claires » Nouveaux essais sur l'entendement humain le langage trahit alors la pensĂ©e parce qu'il n'identifie pas l'idĂ©e au mot correspondant d'oĂč le projet de langage universel mathĂ©matique B. La pensĂ©e se servirait alors du langage comme outil qui lui Ă©chapperait a la pensĂ©e trahie par le langage, c'est-Ă -dire trompĂ©e cf. les exemples d'ambiguĂŻtĂ©s qui viendraient des mots, de leur contexte, mais pas des choses qu'ils sont chargĂ©s d'exprimer b la prĂ©cipitation, facteur d'erreur, de trahison par les mots d'idĂ©es claires cf. les dialogues entre Socrate et ses interlocuteurs Gorgias par exemple et le recherche de la dĂ©finition de la rhĂ©torique Socrate exprime par ses interrogations une pensĂ©e que ses interlocuteurs emportĂ©s par la passion, dĂ©figurent Comment trouver des cours de philo ? 2- Un effort d'attention et de recherche de la vĂ©ritĂ© suffirait alors Ă produire un discours Ă©quivalent Ă une pensĂ©e A. L'attention Ă la pensĂ©e passe par un travail d'intellection, pas d'expression a Si le langage trahit la pensĂ©e, au sens oĂč il manque Ă son devoir de l'exprimer correctement, il suffit d'une mĂ©thode correcte pour rĂ©parer cette erreur ». b l'assemblage qui se fait dans le raisonnement n'est pas celui des noms mais bien celui des choses signifiĂ©es par les noms » Principes de la philosophie c La trahison du langage par la pensĂ©e se corrige » par l'exercice d'une pensĂ©e mĂ©thodique si je pense correctement, je ne peux que m'exprimer clairement. B. Le langage, un outil Ă discipliner par un exercice de la raison a la correspondance stricte entre signes et idĂ©es Cf. le projet leibnizien de mathesis universalis les mots renvoient Ă des idĂ©es universelles, comme le montre le langage mathĂ©matique ce qui fait problĂšme n'est pas le langage mais les langues et un usage erronĂ© de la raison b attacher aux mots des idĂ©es claires » Leibniz La pensĂ©e se trompe elle-mĂȘme lorsque la raison divague le langage reflĂšte un mauvais usage de l'entendement qui s'Ă©loigne de la vĂ©ritĂ© et donc s'exprime par un langage erronĂ©. 3- Il appartient Ă la nature de la pensĂ©e de ne pouvoir exister sans langage, le langage rĂ©vĂšle alors la pensĂ©e A. Le langage trahit au sens de rĂ©vĂšle la pensĂ©e, implicite ou explicite a le sens est pris dans la parole » Merleau-Ponty Il n' y a de pensĂ©e que parce que le sens se construit avec autrui, la parole n'est pas le signe » de la pensĂ©e, elles sont enveloppĂ©es l'une dans l'autre » Merleau-Ponty, PhĂ©nomĂ©nologie de la perception Passer du langage formel Ă la parole humaine pour montrer que le travail de rĂ©vĂ©lateur de la pensĂ©e se fait parce qu'il y a intersubjectivitĂ© entre deux ĂȘtres de discours b la pensĂ©e est insĂ©parable de ce dans quoi et par quoi elle s'exprime cf. l'usage du langage qui construit ou dĂ©truit une pensĂ©e l'expĂ©rience de la promesse ou du mensonge et prĂ©ciser alors que la pensĂ©e est entendue au sens large de tout ce qui se fait en nous tel que nous l'apercevons immĂ©diatement et par nous-mĂȘmes » Descartes et non pure intellection. B. La pensĂ©e se dĂ©ploie dans l'espace du langage, parce que les mots n'ont pas de sens, ils n'ont que des usages » Wittgenstein a revenir sur la pensĂ©e comme risque et comme recherche de la vĂ©ritĂ© au sein d'un dialogue penser, c'est interroger avec d'autres le sens des mots cf. dialogues socratiques b le langage peut aussi rĂ©vĂ©ler une pensĂ©e implicite voire inconsciente rappeler la dĂ©marche freudienne oĂč le langage est ce qui fait advenir les pensĂ©es et dĂ©sirs inconscients. Conclusion Nous avons tentĂ© de montrer que si le langage peut trahir la pensĂ©e, ce n'est pas au sens oĂč il ne remplirait pas une fonction servile de transcription d'une pensĂ©e pure, claire et distincte mais que c'est tout le risque du lange de trahir c'est-Ă -dire complĂštement rĂ©vĂ©ler le travail secret de la pensĂ©e qui prend chair dans l'expĂ©rience humaine du dire. On pourrait alors se demander si le langage poĂ©tique ou artistique n'est pas le lieu d'une pensĂ©e non pas trahie mais servie et dĂ©ployĂ©e dans l'expĂ©rience esthĂ©tique. CorrigĂ© rĂ©alisĂ© par Brice de Villers, professeur de philosophie au lycĂ©e LĂ©onard de Vinci, Levallois-Perret.
lO1ni. pqjmh9z1i3.pages.dev/364pqjmh9z1i3.pages.dev/92pqjmh9z1i3.pages.dev/330pqjmh9z1i3.pages.dev/214pqjmh9z1i3.pages.dev/310pqjmh9z1i3.pages.dev/74pqjmh9z1i3.pages.dev/45pqjmh9z1i3.pages.dev/255
corrigé explication de texte bergson la pensée et le mouvant